L’arborescence comme méthode : conversation avec Tiffanie DELUNE

L’art de Tiffanie DELUNE (n. 1988) nous plonge dans une arborescence organique qui prend racine dans ses souvenirs personnels, mais également dans la mémoire ancestrale de sa lignée, dont elle explore les dimensions avec finesse. De la toile au textile, son univers est également empreint de magie, à mesure que l’on remonte le fil de son épopée artistique, composée de rencontres et lieux clés et, surtout, d’une foi profonde dans les forces et les intuitions intérieures qui nous gouvernent si on y prête une oreille sensible.

ENGLISH

Tiffanie DELUNE

Nous rencontrons Tiffanie DELUNE durant du vernissage de Mouvements Sacrés à la Galerie Christophe Person, à Bruxelles. Franco-Congolaise-Belge, elle grandit en banlieue parisienne, portée par les influences de son environnement et une sensibilité aiguë pour le beau. Pourtant de ses origines, elle ne fait pas un motif identitaire visuel, mais un espace de réflexion. Au fil de cet entretien exclusif, nous revenons sur le parcours d’une artiste qui semble guidée par une grâce invisible, un fil conducteur façonnant son art avec authenticité et maturité.

Ngalula MAFWATA : Comment définissez-vous votre lien à l’art ?

Tiffanie DELUNE : La créativité est une passion innée chez moi. J’ai toujours été attirée par l’art, la mode et le design. Toutefois, à la fin de l’adolescence, je me suis comme auto-découragée, me disant que c’était un chemin incertain, d’autant plus que dans les années quatre-vingt-dix, nous n’avions pas vraiment de modèles d’artistes vivants, vivant de leur art, en dehors de ceux issus de certaines écoles et déjà intégrés à des réseaux établis, sans même parler des femmes. J’ai rapidement pris conscience de cette réalité et cela a conduit à une carrière de dix années dans la publicité, en tant que cheffe de projet et dans la production photographique. Je suis née et j’ai grandi en région parisienne, que j’ai quittée à 18 ans pour m’installer successivement à Montréal, Genève, puis de nouveau à Paris au cours de la décennie suivante.

 

Ngalula MAFWATA : Durant cette décennie, l’art fait-il toujours partie de votre quotidien ?

Tiffanie DELUNE : Mon côté créatif fait que j’ai toujours été intéressée par l’image et le traitement du beau. Mon parcours professionnel a finalement agi comme une école évoluant dans un milieu international et au contact de nombreuses personnes. On peut dire que je créais, de manière informelle, qu’il s’agisse de photo, de peinture, cependant ce n’était pas une pratique aboutie ni réfléchie comme un projet. A aucun moment je me disais que c’était possible. À aucun moment j’étais dans une démarche de mettre quelque chose en place et surtout je ne connaissais absolument rien au monde de l’art. Je ne savais pas du tout comment ça fonctionnait, comment on exposait dans une galerie, ni même ce qu’impliquait l’art dans l’espace public.

Ngalula MAFWATA : À quel moment avez-vous commencé à y songer plus sérieusement, et quel a été l’élément pivot dans votre vie ?

Tiffanie DELUNE : L’année de mes 29 ans, je pars vivre à Londres, saisi par un cri intérieur. Sans pouvoir l’expliquer, j’ai toujours été à l’écoute de mes intuitions, comme connectée à quelque chose de plus vaste. Cette fois, c’était un instinct féminin, viscéral, me soufflait : il faut que je le fasse. Londres a ceci de particulier qu’à chaque fois que j’y séjournais, je m’y sentais libre, acceptée, pleinement comblée. J’avais l’impression de respirer enfin, plutôt que de me refermer sur moi-même. Une fois installée, les choses arrivent assez vite finalement. Par le hasard de la vie, je me retrouve à habiter près d’Adébayo BOLAJI et je le vois peindre. Observer son geste, sa concentration, sa liberté créative réveille alors quelque chose en moi.

Ma grossesse également m’a plongé dans une réflexion profonde avec la naissance de mon fils qui a agit comme un catalyseur. À partir de cet instant, un sentiment d’urgence m’habite, que je ne peux plus faire taire ni ignorer, au risque de m’en rendre malade. C’est un sentiment unique qui nous laisse savoir que l’on pourrait vivre autrement, faire autre chose et surtout, s’écouter enfin. 

 

Ngalula MAFWATA : À quoi ressemblent donc vos premières toiles, quels messages portent-elles ? 

Tiffanie DELUNE : J’ai commencé dans ma cuisine, sans réellement savoir ce que je faisais. Rires. Dès le départ, la couleur est déjà très présente, tout comme une forme d’abstraction et des éléments clés tels que les oiseaux et les cercles. Il existe déjà ce rapport à la nature, mais elle n’est pas forcément représentative. Je me rends assez vite compte que je ne suis pas peintre dans ma manière de penser ni dans ma recherche : ce qui m’intéresse, c’est d’explorer et de toucher à davantage de matérialité et l’émotion. J’intègre rapidement d’autres éléments : des découpes de papier, du fil, de la paillette, de la bombe, des pastels. Ces matériaux réconfortants me renvoient à mon enfance, à une forme de féminité, tandis que le fil et le textile sont porteurs d’une histoire, d’un message. La sensation de fabriquer quelque chose m’amuse et me stimule davantage que le fait de peindre à proprement parler.

 

Je ne suis pas peintre dans ma manière de penser ni dans ma recherche : ce qui m’intéresse, c’est d’explorer et de toucher à davantage de matérialité et l’émotion.
— Tiffanie DELUNE

Tiffanie DELUNE; Crédits : Tiffanie Delune

Nglaula MAFWATA : Comment s’amorce votre entrée dans le monde de l’art aux côtés de ses professionnels ?

Tiffanie DELUNE :  J’ai d’abord été repérée par Ed Cross, (Ed Cross Fine Arts) qui, au fil de nos conversations, m’ a orienté et challengé. À juste titre, il me dit, continue de pousser, car il est évident qu’il y a quelque chose, mais que je suis encore à la limite du décoratif. J’aime la couleur, les oiseaux, les cercles, mais si l’on n’y prend pas garde, on peut rapidement glisser vers une forme de représentation classique, presque décorative. Je reçois cette remarque avec hauteur, car on ne peut pas prétendre tout savoir. Il faut savoir rester ouvert à la critique. Avoir un regard extérieur est essentiel, surtout au début et que l’on n’a pas encore assez de recul. Les échanges constructifs avec des professionnels, galeristes, conseillers en art, autres artistes, sont nourrissants. Cela ne veut pas dire qu’il faut tout suivre, mais savoir écouter, puis choisir ce que l’on garde. C’est également lui qui m’apprend à parler de ma pratique et à écrire mes notes d’intention. Il met l’accent sur l’importance de comprendre ce que l’on raconte et pourquoi et par qui on est inspirés. 

 

Ngalula MAFWATA : À quel moment avez-vous osé faire entrer votre histoire personnelle dans votre œuvre, et qu’est-ce que cela a provoqué en vous ?

Tiffanie DELUNE : Ed Cross est le premier à me dire que j’ai une profondeur, une histoire à raconter, et qu’il ne faut pas hésiter à mettre tout cela dans le travail pour créer de nouveaux dialogues. C’est à ce moment précis du processus que l’on devient plus vulnérable, que l’on se sent presque à nu et en même temps, c’est profondément libérateur. Ainsi, j’ai commencé à raconter mes propres histoires, comme dans un journal intime. Le processus s’est révélé thérapeutique. En créant, j’ai parfois cherché à comprendre mon histoire, ma place en tant que femme, mes origines à travers les récits familiaux. Lorsque je me suis mise à travailler ainsi, j’ai ressenti une grande libération. Toutefois au moment de montrer pour la première fois, ces toiles plus abouties, la peur m’a envahie. Par exemple, quand j’ai dévoilé My Mother: a Cannibal Flower (2018) dont le titre est assez évocateur, j’étais littéralement tétanisée.  

 

Ngalula MAFWATA : Comment votre travail a-t-il été reçu à vos débuts ?

Tiffanie DELUNE : J’attribue une part de bonne étoile à mon parcours, car mon travail a très rapidement été bien reçu et compris. En 2019, je présente pour la première fois à 1-54 à Londres. Je n’ai aucune attente, pour dire, j’ai encore un emploi à temps plein à cette époque. C’est un succès immédiat. J’arrive à un moment intéressant où, sur le continent africain comme dans la diaspora, l’abstraction est présente, mais pas autant que la figuration, alors prédominante J’apporte aussi un angle féminin, à une époque où l’on commence à dire qu’on a besoin de femmes sur le marché, parce qu’il n’y en a pas assez. C’est aussi une période où le textile et tout ce qui relève du craft reviennent sur le devant de la scène. L’axe se recentre davantage autour des émotions que de la seule commercialité. À ce moment-là, je présentais déjà des travaux sur papier. Je ne sais pas si l’on voyait encore le papier comme un médium noble ou vraiment valable, mais il s’agissait de travaux avec de la couture, du collage, des choses déjà assez abouties.

J’arrive peut-être au bon moment avec ma pratique. Durant la même période, on commence aussi à s’interroger sur la représentativité des artistes présents sur le marché : pourquoi uniquement des hommes, d’un certain âge, issus de certains types d’écoles ? Beaucoup de choses ont été remises en question, et continuent de l’être. 

 

 Ngalula MAFWATA : D’ailleurs, cette notion de féminité revient de manière récurrente chez vous, Être une femme artiste, vous y pensez particulièrement ?

Tiffanie DELUNE : Je n’y pense pas, en revanche je reconnais que mon art peut avoir une dimension féminine dans les formes, les matières, les mouvements et le travail des détails. En revanche, je ne veux pas tomber dans des raisonnements limitants. Un homme peut également explorer les formes et matières avec autant de finesse d’autant plus que chacun d’entre nous dispose d’une énergie masculine et féminine selon les évènements et saisons. D’ailleurs certains de mes travaux revêtent davantage le masculin que le féminin et inversement. Mon travail est assez introspectif et reflète mon vécu au moment de la création. Je ne sais pas si je fais le lien consciemment mais l’interconnectivité entre la nature, le travail intérieur et les moments introspectifs apparaît de manière naturelle dans mon travail.

Le monde de l’art c’est comme un autre monde dans le monde et en même temps il est indispensable.
— Tiffanie DELUNE

Ngalula MAFWATA : Une forme d’arborescence prend forme au sein de votre art afin d’exprimer vos pensées, quels mots y mettez-vous ?

 

Tiffanie DELUNE : Je définis mon abstraction comme morphe. J’aime les formes fluides, courbées, qui dansent. Même lorsque je suis dans la géométrie, elle n’est pas parfaite ou comme la géométrie sacrée l’imposerait. Sans surprise donc je m’intéresse au monde de la nature, des constellations, de l’astrologie, de la magie, du tarot et explore les points communs entre corps, anatomie et ce que nous retrouvons dans la nature à la manière que Georgia O'Keeffe, a pu le faire auparavant. C’est ce que j’appelle des cartes intérieures ; Elles se déploient à travers deux dimensions : celle du voyage physique — nourrie par mes propres déplacements et mes racines, ayant grandi métissée — et celle du voyage spirituel, qui relève de la quête de soi. Ce dernier constitue un monde vaste, infini, dépourvu de physicalité tangible : il s’agit alors de représenter l’invisible, l’intangible. Mon travail évolue tout le temps, je ne considère pas que j’ai fini mon travail, je ne pense pas que je l’aurai fini un jour. 

 

 

Ngalula MAFWATA : Il y a une valeur intemporelle dans votre travail ? 

Tiffanie DELUNE : La quête spirituelle est, par essence, intemporelle. Elle repose sur des questions qui remontent à la nuit des temps et auxquelles on retrouve des points communs à travers toutes les cultures. Peu importe les dénominations, certains thèmes reviennent constamment : la lumière, par exemple, est-elle intérieure ou extérieure ? Quelle est sa source ? À travers cette recherche, on tente de comprendre le monde qui nous entoure, l’univers, le cosmo, comment naviguer notre héritage familial et ancestral, et surtout comment le transformer. J’appelle cela un voyage, dans le sens où il ne faudrait jamais perdre curiosité ni l’espoir de pouvoir se connaître individuellement et ensemble.

Labyrinths and Stitches , Techniques mixtes sur toile, 65 x 50 cm, Tiffanie DELUNE (2025)

And The Sea Remembers..., Technique mixte sur coton, 180×150, Tiffanie DELUNE (2025)

Ngalula MAFWATA : Inconsciemment vous remontez le fil de vos origines, est-ce que cela continue de nourrir votre propos créatif ?

Tiffanie DELUNE : Étant issue d’une famille multiculturelle avec de nombreuses origines, j’ai grandi dans un environnement où chaque conversation, entre frères, sœurs ou parents, pouvait être abordée sous un angle différent. Cette habitude de voir le monde sous plusieurs perspectives nourrit mon travail. Ce métissage se traduit dans ma capacité à mélanger plusieurs matériaux et à donner l’impression que cela se fait avec facilité. Je veille cependant à ne jamais tomber dans le patchwork ou le mauvais pot-pourri : dès que je sens que j’en fais trop, je retire. Mon objectif est d’atteindre une fluidité, un équilibre, un peu comme un être métissé. Le choix des couleurs, lui aussi, m’apprend à regarder le monde avec nuance, plutôt que dans les extrêmes.

 

Ngalula MAFWATA : Qu’est-ce que vous avez appris depuis que vous vous êtes plongée dans l’art complètement ? 

Tiffanie DELUNE : Être artiste, c’est un choix de vie et ça influence tout le reste. De notre regard sur le monde politique, économique et social mais également notre capacité à s’ouvrir et à être surpris par la vie et les gens. Ça m’a enseigné la vie notamment à travers ces résidences qui m’ont permis de voyager, loin de mes origines parfois et de rencontrer des gens de différentes cultures. Le monde de l’art c’est comme un autre monde dans le monde et en même temps il est indispensable. On ne peut pas vivre sans art, qu’il s’agisse d’art visuel, la musique, la danse. L’art m’a permis de guérir mon enfant intérieur et de le célébrer. Peut-être est-ce cela que l’on fantasme chez l’artiste : cette âme d’enfant associée à une maturité adulte, qui lui permet tout simplement d’être. On a l’impression qu’il vole, qu’il est différent, qu’il sort des routines, des cases et de tous les codes. Aujourd’hui, l’image de l’artiste maudit, souffrant, appartient presque au passé. Nous existons dans des structures de vie, certes, mais nous restons libres, peut-être même parmi les représentations les plus libres de ce qu’il est possible de faire.

j’ai grandi dans un environnement où chaque conversation, entre frères, sœurs ou parents, pouvait être abordée sous un angle différent. Cette habitude de voir le monde sous plusieurs perspectives nourrit mon travail. Ce métissage se traduit dans ma capacité à mélanger plusieurs matériaux et à donner l’impression que cela se fait avec facilité.
— Tiffanie DELUNE


Ngalula MAFWATA : Il y a quelque chose de l’ordre du chemin de vie, lorsque l’on emprunte ce chemin ? Qu’est-ce qui vous motive à continuer à créer malgré les doutes et les défis ? 

Tiffanie DELUNE :  Tout à fait. Il faut persévérer et danser avec les saisons et revenir sans cesse au pourquoi : pourquoi on est artiste, et ce que l’on souhaite raconter. Refusant la répétition et le cloisonnement dans une seule forme d’expression, j’ai en moi cette curiosité infinie, nourricière et parfois exigeante. On n’a qu’une seule vie sous cette forme sur cette Terre, autant faire en sorte qu’elle se passe bien. J’aime cette danse de la vie. Je ne prends rien pour acquis et je sais que tout peut s’arrêter demain, mais je ne regretterai jamais d’avoir agi, et je sais que je l’aurais toujours mal vécu de ne pas l’avoir fait. On ne cesse jamais d’être artiste : c’est peut-être seulement la forme, la manière de se présenter, ou les personnes avec qui l’on collabore qui changent. La manière d’exposer, de créer, d’enseigner… tout cela fait partie du même chemin.

C’est cette idée de temporalité infinie, qui n’est pas propre à l’être humain normé. Quand on est artiste, on oublie d’ailleurs parfois son âge. Je ne pense pas que j’arrêterai un jour car une fois que l’on s’est permis de créer, il devient impossible de s’arrêter. Même dans mes moments de doute, l’univers a toujours trouvé le moyen de me rappeler que ce n’est pas possible : Je suis déjà sur la route. Rires. Cela me rapproche beaucoup de L’Alchimiste : croire que l’on est porté par son étoile, par des forces invisibles, que les moments de défi sont là pour nous faire avancer, nous donner de la profondeur. Et comprendre que, finalement, il n’y a pas de destination finale, c’est tout le parcours qui est magique.

 


Retrouvez le travail de Tiffanie DELUNE en dialogue avec Philippe SENE dans Mouvements Sacrés à la Galerie Christophe Person ainsi que sur ses espaces personnels.

Ngalula MAFWATA

Ngalula MAFWATA is the founder of Mayì-Arts.

https://www.mayiarts.com
Next
Next

Au cœur des fascinants fils identitaires d’ELFREDA DALI