Dans le Cabinet de Curiosités de Roisin JONES : à la découverte des histoires méconnues de Grande-Bretagne et des Caraïbes
Entrer dans le « cabinet de curiosités » de Roisin Jones, c’est comme pénétrer dans un musée vivant. Objets, images et fragments d’éphémère murmurent des histoires méconnues de la Grande-Bretagne et des Caraïbes — des bribes d’histoires oubliées et d’identités hybrides. À travers son travail, elle réinvestit et recompose ces récits, transformant la mémoire personnelle et collective en une œuvre d’art vibrante.
Roisin Jones
Dans cette entretien riche, l’artiste Roisin Jones basée à Londres nous initie à ses mondes intérieurs et extérieurs à travers son parcours personnel. Une conversation ou témoignage puissant où l’artiste se livre à travers ses souvenirs tout en parcours l’histoire méconnue des diaspora caraïbéennes britanniques.
Introduction : Essence et Origines
Roisin JONES : En tant qu’artiste pluridisciplinaire, je travaille la peinture, la performance et la sculpture afin d’explorer les thèmes de la diaspora, de l’appartenance et des fractures entre le corps, la terre et l’identité. Ma pratique s’enracine dans mon expérience vécue de femme multiraciale et multiculturelle, utilisant le récit et l’incarnation comme outils de réappropriation et de réinvention.
J’ai toujours été créative. Enfant, on m’encourageait à explorer mon imagination et à m’exprimer librement. Dans ce sens, je pense avoir toujours été artiste — simplement, pas dans le sens formel du terme. Je me tournais naturellement vers l’art pour traiter mes émotions. C’est devenu l’espace où je revenais chaque fois que j’avais besoin de comprendre quelque chose que je ne pouvais pas exprimer par des mots. La photographie est arrivée en premier. Ma sœur aînée rapportait des appareils photo à la maison et je me souviens de l’excitation que je ressentais en jouant avec. Cette première exposition a éveillé en moi une fascination pour les images et les histoires qu’elles contiennent. Dans ma famille, les albums photos étaient des objets sacrés. Nous les feuilletions ensemble tout en ressentant la présence de personnes disparues ou transformées, il y avait là quelque chose de profond dans cet act. La photographie est devenue une manière d’honorer le temps, la mémoire et la lignée. Et c’est aussi très amusant !
Dans la genèse de Roisin Jones, l’art est très rapidement devenu un membre à part entière de son corps, plus qu’une extension organique lui permettant de s’exprimer et d’inviter les gens à sa découverte :
“J’étais également une enfant très timide, et pour m’aider, ma mère m’a inscrite à l’école de théâtre. Les arts de la scène m’ont aidée à trouver ma voix. Ils m’ont fait sortir de ma coquille et m’ont appris à incarner l’émotion, à me connecter avec un public et à me sentir présente dans ma propre peau. Je suis tombée amoureuse du récit, du chant et de la danse. Cela m’a permis de devenir à l’aise avec le fait d’être vue — non pas comme un spectacle, mais comme une forme de connexion et d’espace partagé.”
“Ma pratique est interdisciplinaire car c’est ainsi que je perçois le monde—à travers de nombreuses formes, de nombreux langages. Certaines idées vivent dans la sculpture, d’autres dans la photographie. D’autres encore se manifestent par l’image animée, l’installation ou la performance. Je ne force jamais un médium : il se révèle en fonction de la question à laquelle j’essaie de répondre. J’ai fini par comprendre que cette manière de travailler reflète qui je suis : curieuse, fluide et profondément intuitive.”
D’une certaine manière, j’ai vécu une vie riche sur le plan artistique. J’ai eu la chance de rencontrer de nombreux langages créatifs tout au long de ma vie, ce qui m’a donné la liberté d’expérimenter. Les matériaux que j’utilise sont tissés dans mon histoire personnelle. Ils ont toujours été là ; je devais juste les reconnaître comme faisant partie de ma voix.
Ce n’est qu’au cours de la pandémie que j’ai pris la décision de me consacrer à l’art comme carrière. Cette période de calme a permis de clarifier les choses. Avec le soutien de mentors, d’amis et de ma famille, j’ai embrassé l’identité d’artiste — non pas comme un titre que je devais mériter, mais comme quelque chose dans lequel je grandissais depuis toujours. J’ai cessé d’attendre la permission.
Ngalula MAFWATA : Votre travail évoque tout un spectre d’émotions : réflexion, profondeur, et même un univers presque sensoriel de sons et d’odeurs. Comment en décririez-vous l’essence, avec vos propres mots ?
Roisin JONES : Je suis une créature très sensible et sensorielle. Je vis à travers le son, la couleur et la texture, et l’art est ma manière de comprendre le monde. Si vous entriez chez moi, vous le verriez : la façon dont je collectionne des objets pour leur ressenti, la façon dont j’assaisonne la nourriture de manière excessive, la façon dont le parfum et les tissus deviennent une partie de mon langage quotidien. Il y a quelque chose de vénusien dans ma manière de traverser la vie — un appétit pour la beauté, le spectacle et la sensation.
Cette intensité vient de mon monde intérieur. Je suis introvertie et je n’exprime souvent pas ce qui se passe à l’intérieur de moi, ce qui m’a parfois fait mal comprendre. Mais à l’intérieur, j’ai l’impression de vivre le volume au maximum, sans moyen de le baisser. Mon esprit est plein — d’images, de rêveries, de textures, de sons — et l’art est devenu le moyen de tout exprimer.
L’essence de ma pratique consiste donc à créer des espaces où les autres peuvent entrer dans ce monde. À travers la peinture, la sculpture, la performance ou l’installation, je veux que les gens ressentent la richesse, le dévouement aux sens, la plénitude que je vis chaque jour. Ma pratique est une invitation : toucher, ressentir, écouter et s’immerger — je l’espère !
INDENTITÉ & MÉMOIRE
Ngalula MAFWATA : Vous explorez la richesse de l’histoire caribéenne et constituez des archives d’histoires souvent méconnues. Comment vous situez-vous par rapport à l’identité, à la fois personnellement et dans votre travail ?
Roisin JONES : Mon travail commence par un engagement profond avec mon propre héritage. Lorsque j’ai voyagé en Jamaïque, je pensais y trouver un sentiment fixe d’appartenance à un lieu. Ce que j’ai découvert était plus complexe : l’appartenance commence à l’intérieur de soi. Mon identité est ancrée dans l’ambiguïté, la contradiction et la multiplicité. Elle n’est pas linéaire — elle est stratifiée, emmêlée, diasporique. Cette prise de conscience a changé ma manière de me percevoir et de raconter les histoires que je mets en avant dans mon travail.
Ma relation à l’identité est en flux — vivante, en expansion. Elle a commencé par une question simple : d’où venons-nous ? Mais cette question s’est fragmentée en une constellation d’autres interrogations : comment le déplacement façonne-t-il la psyché ? Comment pleurons-nous des lignées volées ? Et que signifie se réapproprier la beauté selon nos propres termes ?
En tant que femme britanno-caribéenne, mon travail a commencé comme une quête — une carte pour me retrouver, pour remonter à quelque chose d’ancestral, quelque chose d’intact. Ce que j’ai fini par comprendre, c’est que l’identité caribéenne n’est pas un lieu fixe — elle est sédimentée, hybride, fluide. Cette multiplicité — souvent idéalisée ou effacée — est ce que je cherche à exhumer. Pas seulement la douleur de la colonisation, mais aussi les gestes silencieux de génie : un geste de grand-mère, un conte oublié, l’architecture de la résilience.
Personnellement, ce chemin a pris des tournants inattendus. Je suis partie pour « comprendre », mais ce que j’ai trouvé n’est pas tant de la certitude que de la richesse. Une réappropriation. Un élargissement du cadre. Cela m’a rendue profondément sensible aux mécanismes du pouvoir et de l’effacement — non seulement dans les livres d’histoire, mais aussi dans les galeries, les institutions, et même au sein de nos propres familles.
Ngalula MAFWATA : L’identité semble centrale dans vos recherches. Dans certaines pièces, comme les sculptures aux visages à moitié formés, elle prend des formes tangibles et fragmentées. Pouvez-vous nous expliquer comment vous traduisez ces réflexions en œuvres achevées ?
Roisin JONES : Absolument. Je pars souvent d’une émotion ou d’une question. Ensuite, je me demande : comment cela peut-il prendre forme matérielle ? Mes sculptures — en particulier la série From The Depths (2022) — incarnent l’archive incomplète. Elles reflètent ce qui manque, ce qui a été effacé, mais aussi ce qui perdure.
Tides, Roisin JONES, 2024
From The Depths (2022) émerge de la reconnaissance que l’identité elle-même est fracturée. Dans It Hurts in This Body Still (2024), j’ai utilisé mon propre corps comme image de référence, mais j’ai déformé les visages pour en faire quelque chose d’autre — à moitié formés, presque spectraux. Le processus a lui-même marqué le matériau : le cuivre s’est tordu, les produits chimiques ont laissé des traces imprévisibles. J’embrasse cela, car l’identité n’est jamais immaculée. Elle est processus, rupture, survie.
Mes sculptures ne sont pas des ressemblances parfaites ; elles sont le témoignage d’un parcours incomplet. Je suis attirée par la distorsion et la superposition comme techniques, car elles reflètent le processus même de formation de l’identité — façonnée par le traumatisme, la migration, l’oubli et le mythe.
Je considère ces sculptures comme des témoignages. Elles sont à la fois portrait et fantôme. Elles refusent la finalité. Elles invitent le spectateur à réfléchir à ce que signifie appartenir à un lieu qui est à la fois foyer et blessure. Pour moi, c’est là l’essence de l’identité — une négociation en constante évolution entre mémoire, corps et territoire.
INSPIRATIONS
Ngalula MAFWATA : In your journey, research appears just as essential as making the work itself. How do these two elements feed each other? What nourishes your imagination?
Roisin JONES : I don’t see research and making as separate—they’re entangled. The archive, for me, is not just something I read or visit. It’s something I embody. My thesis reflects this: I describe the archivist as a lover—someone who catalogues and cares for what should be remembered, honoured, and loved. I found that this experience is a profoundly intimate act. That approach is fundamental to my practice. Research gives me the threads, but it is in making—working with copper, clay, fire, or even watching a cyanotype get ripped apart by the sea—that those threads become alive, visceral, and emotionally legible.
My imagination is nourished by this constant dialogue. Theory, philosophy, and cultural history sharpen my language and frame my thinking, but the materials resist—they warp, burn, crack, refuse coherence. That resistance is where imagination lives. The fractured copper face or a half-formed ceramic figure tells me as much about diaspora, grief, and identity as a library ever could. So, research feeds my making with context and ancestry, while making pushes research into realms that are embodied, spiritual, and emotional. Together, they form a cycle of knowledge-making that’s both intellectual and sensorial. That entanglement is where my work gains its power.
Ngalula MAFWATA : Y a-t-il des figures, des histoires ou des moments historiques qui ont été déterminants dans votre décision de suivre un chemin artistique et qui continuent de vous inspirer ?
Roisin JONES : Un moment clé de mon parcours s’est produit lors de ma visite à la Biennale de Venise en 2022. J’ai découvert Sovereignty de Simone Leigh, et plus particulièrement son œuvre Anonymous, au Pavillon des États-Unis — et j’ai pleuré. Je ne pouvais pas m’en détacher. Mon amie m’attendait patiemment dehors, un peu confuse, mais j’étais figée là, complètement captivée. Même maintenant, quand j’y repense, je suis émue. Ce moment était bouleversant. C’était la première fois que je ressentais vraiment le pouvoir de l’art — qu’une seule œuvre puisse suspendre le temps, déplacer quelque chose en vous et offrir une forme de clarté spirituelle.
Je me tenais dans une ville remplie de sculptures anciennes, eurocentriques, et soudain surgissait cette femme noire monumentale, rendue avec grâce et mystère, qui nous regardait avec une mélancolie tranquille et pleine de savoir. Elle aurait pu être ma mère, ma grand-mère, ma cousine, ma sœur. Elle me semblait à la fois familière et divine.
Le pavillon est devenu pour moi un lieu sacré, presque un temple. Cette expérience m’a semblé être une consécration, comme si quelque chose en moi avait été appelé à se révéler. Je me souviens avoir pensé très clairement : je veux donner aux gens ce sentiment lorsqu’ils verront mon travail. C’est là que le feu s’est allumé. Je revenais sans cesse au pavillon — jusqu’à ce que mon amie en ait assez de moi ! Mais je ne pouvais pas m’en détacher. Si je le pouvais, je remercierais Simone Leigh en personne. Son travail ne m’a pas seulement inspirée — il m’a donné une boussole. Il m’a montré ce qui était possible, non seulement en termes de forme, mais aussi de présence, d’intention et de poids émotionnel. Ce moment m’a aidée à réaliser le type d’artiste que je voulais devenir.
LE COURAGE ET LA PUISSANCE SYMBOLIQUE DE LA TRANSFORMATION
Ngalula MAFWATA : On dit souvent que la créativité et l’art demandent du courage. Êtes-vous d’accord ?
Roisin JONES : ABSOLUMENT, mais je pense que tout le monde peut le faire. Il faut juste trouver quelque chose de plus grand que soi au point de mettre sa gêne de côté et oser se mettre en avant ; se laisser aller à l’inconnu et se permettre de croire en ses visions suffisamment longtemps pour qu’elles portent leurs fruits. Quand on est passionné par quelque chose, cela devient plus facile.
Souvent, je me laisse emporter par l’obsession de découvrir quelque chose de nouveau et, avant même de m’en rendre compte, je peux en parler pendant des heures. Je pense que dès qu’on pratique le fait de s’exprimer et d’être aussi authentique que possible sur ce qu’on a à dire, tout le monde peut le faire ! Au fil de ce parcours, j’ai compris que les artistes doivent être courageux : assez courageux pour être un miroir du monde qui les entoure, assez courageux pour montrer leur art au monde, assez courageux pour être et rester incompris, parfois projetés ou même vilipendés. Mais le travail vous fait traverser tout cela. Cela a été une partie douloureuse mais nécessaire de mon parcours artistique et de mon développement personnel.
“Au fil de ce parcours, j’ai compris que les artistes doivent être courageux : assez courageux pour être un miroir du monde qui les entoure, assez courageux pour montrer leur art au monde, assez courageux pour être et rester incompris, parfois projetés ou même vilipendés. ”
Mon ami Barry [Yusufu] disait que le monde a plus que jamais besoin d’art, et je suis entièrement d’accord. Je crois que nous avons besoin de plus d’artistes, de designers et de créatifs ; nous avons besoin de personnes capables de réimaginer nos façons de vivre. Je pense que beaucoup peuvent se sentir découragés en voyant tant de gens faire ce qu’ils aimeraient faire, mais honnêtement, il y a de la place pour tout le monde. Ce n’est pas facile, parfois je lutte aussi, mais j’essaie toujours de revenir au « pourquoi » qui m’a conduite ici. Si vous osez faire ce saut, vous ne le regretterez certainement pas.
Ngalula MAFWATA : Votre travail porte un sens de transformation, révélant de nouvelles strates de réflexion à travers différents médiums.
Roisin JONES : J’apprends constamment. D’une certaine manière, à travers l’art, on marche avec moi pendant que j’apprends et que je me transforme. Lorsque je découvre quelque chose et que cela évolue avec moi, j’aime emmener tout le monde avec moi. Comme un enfant, je veux montrer à tous ma nouvelle découverte ! Mais pour plaisanter un peu, j’aime aussi retirer des couches, en ajouter d’autres, laisser les matériaux dialoguer entre eux. C’est assez scientifique dans ce sens.
Ngalula MAFWATA : Comment choisissez-vous les formes que prennent vos idées ?
Roisin JONES : Je commence généralement par une question à laquelle j’essaie de répondre. Dans mon travail le plus récent, j’explore ce que l’intimité signifie pour moi. Qu’est-ce que l’amour ? Que sais-je réellement des relations ? Ces questions deviennent le fondement. Ensuite, je commence à construire une histoire — une atmosphère émotionnelle ou une tonalité énergétique que je veux capturer. C’est à peu près tout le contrôle que j’ai. La vérité, c’est que l’œuvre commence à parler d’elle-même. Elle me dit ce qu’elle veut être. Parfois, une idée arrive et dit : « Aujourd’hui, je veux être faite de métal. Je veux être bleue. Tu n’as pas ton mot à dire. » Et il faut que j’écoute — et c’est mieux si je le fais.
Ngalula MAFWATA : Des motifs récurrents, comme les araignées ou les alligators, apparaissent dans votre pratique. Quelle symbolique leur attribuez-vous ?
Roisin JONES : On me pose souvent cette question — généralement avec surprise quand je dis que j’ai en réalité très peur des araignées. Mais c’est justement le point. Ces motifs m’obligent à affronter ce qui me dérange. En les subvertissant, j’apprends… Prenons Anansi, le dieu-araignée ouest-africain, qui apparaît dans le folklore caribéen comme un personnage farceur. Il est malin, rusé et résilient. Il y a quelque chose de stimulant à voir la peur à travers ce prisme : comme quelque chose d’intelligent, d’adaptatif et d’ancestral.
Les crocodiles et alligators sont différents. Ils sont venus à moi d’abord dans un rêve, mais ils sont aussi liés à mon héritage jamaïcain. Au fil du temps, ils sont devenus partie intégrante de la mythologie que je construis autour de ma série River Mama. Ces créatures semblent anciennes, primales, voire terrifiantes — mais aussi profondément créatives. Dans mon œuvre Freedom, qui a marqué un tournant dans mon affirmation en tant qu’artiste, j’ai nagé avec les crocodiles. Ce moment était une manière d’embrasser l’inconnu. C’était terrifiant, mais cela m’a transformée. Aujourd’hui, je les perçois presque comme des animaux spirituels. Ils portent une dualité à laquelle je me sens reliée — grâce et danger, immobilité et violence, puissance et vulnérabilité.
L’araignée comme le crocodile sont pour moi des symboles inconfortables. Et c’est exactement là que réside le sens. Je ne m’intéresse pas à ce qui est sûr — c’est là que commence la transformation.
Trickster, Roisin JONES, 2023
Freedom, Roisin JONES, 2023
“Lorsque j’ai commencé à associer aquarelle et métaux, quelque chose a cliqué. Le contraste était frappant. Et plus que tout, cela semblait honnête. Cette tension entre les matériaux reflète ma propre personnalité.”
Companion, Roisin JONES, 2025
Companion, Roisin JONES, 2025
Ngalula MAFWATA : Vous créez également des contrastes saisissants, par exemple entre la douceur de l’aquarelle et la rudesse du cuivre ou de l’aluminium. Qu’est-ce qui vous attire dans ces juxtapositions de matériaux ?
Roisin JONES : C’est un développement récent dans ma pratique, qui a vraiment commencé pendant une période de voyages intenses. Ces dernières années — notamment lors de mes séjours en Thaïlande et au Japon — j’ai été profondément inspirée par les temples et l’architecture ancienne. J’étais fascinée par la manière dont les surfaces étaient ornées : avec délicatesse, révérence, mais aussi force et permanence. Cela m’a donné envie d’expérimenter la peinture de manière plus ludique, de voir ce qui se passerait si je laissais ces impressions émerger matériellement. Je n’avais jamais vraiment peint de manière formelle — je dessinais et peignais pour le plaisir — mais l’aquarelle m’a semblé être le bon point de départ. C’était le seul médium que je connaissais, et je suis tombée amoureuse de la manière dont il interagit avec le bois, s’y imprégnant comme une tache. Cela me rappelait les autels peints, les fresques murales et les objets dévotionnels que j’avais vus dans les temples.
Lorsque j’ai commencé à associer aquarelle et métaux, quelque chose a cliqué. Le contraste était frappant. Et plus que tout, cela semblait honnête. Cette tension entre les matériaux reflète ma propre personnalité. Il y a un côté féminin, doux, mais aussi un côté plus dur, garçon manqué, affirmé. Ces œuvres permettent à ces deux parts de coexister dans un même espace. Pour l’instant, cela me semble juste.
DERNIERS PROJETS
Ngalula MAFWATA : Parlons de vos dernières expositions : The Alchemy of Colour and Matter et Bound and Waters, Confluence. Comment se relient-elles à vos recherches et thèmes en cours ? (Énergie stabilisée provenant du travail, se tournant vers la réflexion intérieure)
Roisin JONES : Ces deux expositions représentent des axes différents mais profondément liés de ma pratique. Elles explorent toutes deux le récit et la construction d’univers, mais à travers des prismes distincts — Alchemy of Colour est introspective, intime et émotionnelle, tandis que Bound and Waters, Confluence s’appuie sur la recherche, la spécificité du site et la mémoire collective. J’ai pris beaucoup de plaisir à réaliser ces œuvres, car c’était l’occasion d’expérimenter.
Alchemy of Colour se concentre sur le symbolisme personnel — en particulier le papillon, qui revient tout au long de l’exposition comme un vecteur de transformation, de deuil, de foi et de renaissance. Dans des œuvres comme In Faith, je réfléchissais à la notion biblique selon laquelle même une foi de la taille d’un grain de moutarde peut déplacer des montagnes.
Cette idée d’une croyance petite mais puissante — de se laisser aller à l’inconnu — est quelque chose avec laquelle je médite depuis un moment. Dans Communion, l’accent se déplace vers le guerrier intérieur : la force que nous mobilisons pour continuer, pour avoir confiance, pour créer. Ce sont des vérités émotionnelles. Des gestes sacrés et personnels.
Bound and Waters était davantage orienté vers l’extérieur et fondé sur la recherche, mais ce qui relie les deux expositions, c’est une exploration continue des espaces privés et de l’intimité, souvent des formes invisibles de sacré. Dans les deux, j’ai cherché à explorer comment le divin se manifeste — non pas comme quelque chose de grandiose ou institutionnel, mais comme quelque chose de discret, enraciné et hérité.
Communion: A Dance of Self-Discovery and Sacred Unity, Roisin JONES, 2024
Une œuvre comme Companion, par exemple, pose la question : qui sont les ami·e·s de River Mumma ? Que fait-elle lorsqu’elle ne joue pas son rôle mythique ? Cette curiosité ludique a ouvert une nouvelle façon de penser l’incarnation. J’ai réalisé que je m’immergeais involontairement dans ces personnages ou archétypes — non seulement en les représentant, mais en leur permettant de me guider à travers la partie performative de ma pratique. Ils sont devenus des miroirs et des mentors. En regardant le travail de cette année, je perçois un changement subtil : passer de l’exploration de l’identité comme idée fixe à la laisser fluide et habitée. La question est devenue : comment est-ce que je porte ces histoires en moi ? Et comment me façonnent-elles en retour ? Pour l’instant, je suis ce fil avec curiosité.
Ngalula MAFWATA : Les femmes occupent une place importante dans votre travail. Comment votre propre parcours a-t-il influencé ce focus, et qui sont ces femmes pour vous ?
Roisin JONES : Cela a toujours émergé naturellement pour moi. J’ai eu la chance d’être entourée tout au long de ma vie d’un système de soutien féminin incroyablement fort — des femmes créatives, résilientes et sages qui m’ont façonnée de manières que je découvre encore aujourd’hui. J’ai grandi entourée de femmes qui portaient tant de choses et trouvaient encore des façons de créer de la joie, de la beauté et du sens. Je me considère chanceuse d’avoir été élevée dans une famille où l’on m’a dit d’embrasser pleinement la vie. Il n’y avait aucune limite. Les filles pouvaient être courageuses. Les femmes pouvaient être ambitieuses, affirmées, visionnaires. Et, fait intéressant, ce message venait de mes deux parents. Pour moi, les femmes sont donc au centre de tout — des communautés, des histoires, des mondes. Les femmes créent. Les femmes portent. Et à mesure que j’approfondis ma propre féminité, cette vérité continue d’émerger dans mon travail. Ce n’est pas tant une décision consciente qu’un courant que je suis.
Je m’intéresse tout particulièrement à la féminité noire et à son immensité. Je veux montrer qu’elle peut être douce et délicate, mais aussi acérée, séduisante, sombre, brisée, innocente, désordonnée, divine. Je veux honorer tout cela — la complexité, les contradictions, la beauté de ce qui ne se range pas facilement dans des cases.
Mother of all, Roisin JONES, 2023
Les femmes dans mon travail n’existent pas pour être comprises. Elles ne demandent pas votre permission. Elles vivent pleinement et librement, intactes face aux projections du monde, et elles restent indociles, car c’est là que réside leur puissance. Ces femmes — réelles et imaginées — ont été mes mentor·e·s. Elles m’ont appris à être forte sans devenir dure, à être douce sans devenir petite. Elles m’ont inspirée à entrer pleinement dans mon pouvoir, à embrasser ma féminité sous toutes ses formes. Et maintenant, à travers mon travail, je peux leur renvoyer cela : créer un espace pour elles, et pour moi-même, à travers l’art que je produis.
CONCLUSION : L’ÉQUILIBRE ENTRE MONDES INTÉRIEURS ET MONDES EXTÉRIEURS
Ngalula MAFWATA : La vie d’artiste oscille souvent entre exploration extérieure — voyages, rencontres, connexions avec les autres — et moments silencieux d’introspection où les idées peuvent mûrir. Comment naviguez-vous ce rythme et comment influence-t-il votre processus créatif ?
Roisin JONES : Cette année a été un exercice d’équilibre — délibérément. Je pense que c’est quelque chose que beaucoup de créatifs peinent à cultiver, et pour moi, c’est devenu une compétence que j’apprends activement. Après une période intense de trois ans d’études académiques, j’ai enfin pu respirer. J’avais besoin de cette pause — pas seulement pour ma santé mentale, mais aussi pour le travail lui-même.
J’ai dû confronter la réalité de ma manière de créer. Je ne travaille pas en cycles lents et réguliers. Je travaille par sprints — des poussées d’énergie profondes et immersives qui peuvent me laisser complètement épuisée. Souvent, c’est parce qu’une idée me passionne tellement que je ne peux pas m’arrêter avant qu’elle ne soit achevée. Mais j’ai réalisé que cette intensité a un coût. Alors dernièrement, j’apprends à nouveau à vivre. Je me force à prendre des week-ends. J’ai compris que l’équilibre fait lui-même partie du travail — l’art ne vit pas seulement dans l’atelier, il vit dans les pauses, les rituels, la vie elle-même. Je sors. Je vois les personnes que j’aime. Je savoure de bons repas, de belles conversations, je touche l’herbe — littéralement. Je reprends le journal. Ces petits rituels ont aidé à recharger mes batteries. Ils me rappellent que je peux être artiste dans ma vie quotidienne aussi, pas seulement dans l’atelier.
Pour en savoir plus sur Roisin JONES, visitez son site web et ses espaces personnels.