‘L’art a un véritable effet thérapeutique’ Sur le fil du destin avec Ashiko RATOVO

Nous sommes fascinés par les œuvres en mouvement d’Ashiko RATOVO (n. 1995). En seulement quelques années, l’artiste malgache a développé une technique unique : une aquarelle mouvante, à la fois abstraite et harmonieuse. Autodidacte, Ashiko vit son art en suivant un fil invisible et organique, répondant aux appels du destin et guidée par ses souvenirs et son intuition. Très investie, notamment aurpès des femmes, elle partage avec nous ses aspirations tout en ouvrant les portes de son intimité créative. D’Antananarivo à Paris, plongeons dans l’univers de cette jeune artiste singulière.

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Ashiko RATOVO

Dans cet interview, Ashiko Ratovo revient sur sonparcours artistique empreint de légèreté, où le fil du destin semble se dérouler avec une grâce silencieuse. Pour Ashiko, la création est un acte organique — une exploration continue guidée par l’intuition et un irrépressible besoin d’expression. En seulement quelques années, elle a su captiver par une pratique singulière, à la fois délicate et affirmée, où chaque œuvre s’impose comme le prolongement naturel de son monde intérieur.

Ngalula MAFWATA : Comment débute votre relation avec l’art ?

Ashiko RATOVO : Je suis artiste professionnelle depuis 2022, mais l’histoire a réellement commencé en 2016. Cette année-là, je me suis inscrite un peu par hasard à un concours de street art. À ma grande surprise, j’ai remporté le premier prix — alors même que je concourais aux côtés de professionnels et de grands noms de la scène artistique. Cet événement a été le point de départ d’un parcours qui, plusieurs années plus tard, m’a conduite à franchir le cap et à me consacrer pleinement à ma carrière artistique. Toutefois, je dirais que c’est la formation AINGA, organisée par la Fondation H, qui m’a véritablement initiée, à la fois sur le plan technique et dans la compréhension des mondes et marchés de l’art internationaux. Cette formation, destinée à une vingtaine d’artistes originaires de la région de l’Océan Indien, nous a permis de mieux comprendre comment nous inscrire dans ces dynamiques, tout en affinant notre démarche artistique.

 

Ngalula MAFWATA : A quoi ressemblent vos premières toiles, que racontent-elles ?


Ashiko RATOVO : J’ai réalisé ma première exposition solo en 2022. Avant cela, je faisais partie d’une association de jeunes artistes à Antananarivo avec laquelle nous menions plusieurs projets collectifs. Toutefois, c’est à la suite de la formation organisée par la Fondation H que j’ai compris que je voulais réellement me consacrer à l’art et que j’en étais capable. Je me suis alors lancée dans ma première exposition personnelle, Vohitrin'ny Nofy (Les reliefs des songes), une série d’œuvres inspirée des différents types de rêves, notamment les rêves lucides. Cette exposition a reçu d’excellents retours, qui m’ont encouragée à aller plus loin. J’ai ensuite candidaté au Prix Paritana (Fondation H), que j’ai eu la chance de remporter. Ce prix m’a permis de bénéficier d’une résidence de trois mois à la Cité Internationale des Arts à Paris, où j’ai créé la série Tsy Manan-kialofana (Sans-abris).

Rohy (Lien), Natural pigments, watercolor binder, acrylic, Ashiko RATOVO, 2024

Ngalula MAFWATA : Comment appréhendez-vous votre processus créatif, quelles sont vos sources d’inspiration ?


Ashiko RATOVO : Tous mes projets artistiques suivent la même ligne directrice : ils sont profondément autobiographiques. Je ne traite que de sujets qui me sont personnels, car je ne suis pas à l’aise à l’idée de créer quelque chose que je ne connais pas. J’ai besoin de ressentir une véritable profondeur, de raconter une histoire à travers chaque œuvre et une histoire à laquelle je peux m’identifier, que je suis capable d’expliquer. J’ai imaginé et écrit la série Tsy manan-kialofana (Sans Abris) pendant un cyclone survenu en 2023, à la suite duquel j’ai malheureusement perdu un ami. Cette série explore toutes les formes que peut prendre la notion de foyer. Pour certains, il s’agit d’un espace physique, d’une maison ; pour d’autres, cela peut être une addiction, une relation toxique, ou toute autre chose que l’on associe à l’idée de « chez-soi ».

 

Ngalula MAFWATA : Cette série semble particulièrement chargée en histoire, quelle en est l’origine ?


Ashiko RATOVO : L’œuvre Jomaka (Enfant des rues) est née d’un souvenir personnel. En 2019, après le décès de ma mère, j’ai pris conscience que le foyer n’était pas nécessairement un lieu physique. En rentrant chez nous, même si tous les éléments étaient disposés de la même manière dans notre maison, l’atmosphère n’y était plus la même. J’avais besoin de sa présence à elle pour me sentir chez moi. Sur le chemin de l’enterrement, j’ai croisé des enfants que je savais orphelins. Pourtant, ils étaient pleins de vie, ils riaient, ils jouaient, et cette image m’a profondément marquée. Je me suis alors interrogée : pourquoi ressentais-je ce besoin de les aider alors qu’ils ne semblaient pas avoir besoin de moi ?


J’ai compris que nous n’avions simplement pas le même regard sur ce que représente un foyer. Cette scène m’a renvoyée à mon propre syndrome du sauveur et à mes projections. Dans mon esprit, je les plaignais, alors qu’en réalité, la seule personne en détresse à ce moment-là, c’était moi. Ma vie était au plus bas. Cette expérience m’a fait prendre conscience que les différentes perspectives que nous portons sur le monde — et sur les autres — nous renvoient souvent à nos propres réalités, bien plus qu’elles ne décrivent celles des autres.

Cette expérience m’a fait prendre conscience que les différentes perspectives que nous portons sur le monde — et sur les autres — nous renvoient souvent à nos propres réalités, bien plus qu’elles ne décrivent celles des autres.
— Ashiko RATOVO

Jomaka (Enfant de la rue), watercolor binder, acrylic, fixative, Ashiko RATOVO, 2024

Ngalula MAFWATA : En quelques sortes, vous êtes revenue à l’origine de votre vocation initiale d’étudier et de faire de la psychologie ?


Ashiko RATOVO : Énormément. L’art a un véritable effet thérapeutique : aussi bien pour la personne qui crée que pour celle qui contemple. Il pousse à une forme de réflexion, qu’elle soit partagée avec l’artiste ou vécue intérieurement, seul face à l’œuvre. À travers l’art, j’ai retrouvé ce que je voulais faire avec la psychologie : cette capacité à éveiller quelque chose chez l’autre, à provoquer un déclic, une prise de conscience. L’art apporte ce côté thérapeutique, ce « quelque chose » qui manque parfois à l’humain pour s’interroger sur ce qui l’entoure et sur lui-même.

Ngalula MAFWATA : On retrouve beaucoup de maturité au sein de votre œuvre, empreinte de réflexion et d’harmonie, comment y parvenez-vous ?


Ashiko RATOVO : C’est un fil très organique. J’utilise mon aquarelle pour peindre, même si, à la base, l’aquarelle n’adhère pas sur la toile. J’ai fini par trouver ma propre manière de la faire tenir, notamment en y ajoutant énormément d’eau, ce qui crée cet aspect abstrait, mouvant et vivant dans mes œuvres. On a parfois l’impression qu’elles respirent, qu’elles parlent d’elles-mêmes. Je n’ai même pas besoin d’être là pour qu’elles existent : mon essence est déjà en elles. En séchant, les pigments se déposent librement, là où ils le souhaitent. C’est précisément cela, l’essence de ma démarche : organique. Je veux simplement que l’on voie, que l’on ressente et que l’on comprenne ce que je fais. Je me laisse emporter par le processus, avec la conviction, à chaque fois, que je vais y arriver, même sans connaître le chemin à l’avance.

Onz avril, Charcoal on tinted paper, Zilien, 2025

J’ai besoin de ressentir une véritable profondeur, de raconter une histoire à travers chaque œuvre et une histoire à laquelle je peux m’identifier, que je suis capable d’expliquer.
— Ashiko RATOVO

Ngalula MAFWATA : Vous avez également créé votre marque d’aquarelle ?

Ashiko RATOVO : Tout à fait, c’est en développant ma pratique qu’est née ma marque Lokorano (aquarelle en malgache). Ce projet est l’aboutissement de deux années de travail et de recherche, durant lesquelles je me suis un peu transformée en chimiste [rires], en expérimentant chez moi avec des pigments naturels sourcés localement, 100 % purs et sans conservateurs. L’aquarelle était mon défi personnel. Je n’arrivais pas à maîtriser cette technique et faisais beaucoup d’essais, alors j’ai fini par me demander pourquoi les prix des aquarelles étaient si élevés. De fil en aiguille, j’en suis arrivée à la conclusion qu’il valait mieux les créer moi-même [rires]. Aujourd’hui, j’en suis particulièrement fière, car il s’agit de la toute première marque de matériel artistique fabriquée à Madagascar et entièrement naturelle, à 100 %.

Ngalula MAFWATA : Avez-vous un attachement particulier avec certaines de vos toiles en particulier ?

Ashiko RATOVO : AHIAHY (Doute) actuellement à la Fondation H, est la version GM de cette série - qui sera par ailleurs exposée par VL FineArt durant Art Shopping. C’est une toile de deux mètres sur un mètre cinquante ; ma première à cette dimension. Il y a mes larmes sur cette toile c’est certain [rires].

Je me souviens avoir reçu le châssis seulement cinq jours avant le lancement de l’exposition, et d’y avoir travaillé jour et nuit, sans vraiment savoir ce que j’allais en faire. C’est la première œuvre pour laquelle je me suis complètement laissée emporter par la peinture. Malgré ma personnalité épicurienne, je suis perfectionniste dans mon travail et je souffre d’une certaine anxiété sociale. Avant le vernissage, j’avais beaucoup d’appréhension, surtout concernant cette œuvre. Finalement, elle a reçu énormément d’avis positifs, et c’est même grâce à elle que j’ai rencontré ma galeriste, Valérie Lefort. C’est la première fois que je me suis sentie pleinement satisfaite d’une œuvre, et que le public l’a été aussi. Cette expérience m’a véritablement affirmée dans mon identité d’artiste. Avant cela, j’avais encore le syndrome de l’imposteur, j’avais du mal à me présenter comme étant une artiste.

Ashiko RATOVO à Paris, lors de sa résidence à la Cité Internationale des Arts.

Je n’ai pas envie de faire de l’art pour vivre, je veux vivre pour faire de l’art.
— Ashiko RATOVO

Ngalula MAFWATA : Le syndrome de l’imposteur est un phénomène courant parmi les artistes et toute personne qui crée, du moins sort des sentiers battus.


Ashiko RATOVO : Être artiste est encore assez mal perçu ici, et c’est d’autant plus vrai lorsqu’on est une femme. Lors de ma première exposition, j’ai réalisé une moulure représentant un appareil génital féminin qui a choqué beaucoup de personnes. Mais cette exposition a marqué les esprits : elle a été pour moi une manière d’assumer pleinement mon engagement. Je suis investie dans plusieurs associations féministes, notamment MWE, et j’ai également travaillé dans le domaine de l’animation, un milieu encore très masculin. Nous avons dernièrement participé à la réalisation d’un court-métrage, La Fabrique des Filles, destiné au Festival International d’Annecy, qui traite de la place de la femme et du besoin de conformité. Nous cherchons à diffuser ce film dans les territoires reculés de Madagascar afin de sensibiliser le plus largement possible à l’évolution de la place des femmes dans la société. Ces réflexions me traversent également lorsqu’il s’agit du monde de l’art. Nous sommes toutes capables de partager un incident ou une remarque douteuse — voire sexiste — que nous avons vécue ou entendue lors d’événements, souvent liée à notre apparence physique. C’est une manière de taper du poing sur la table, d’affirmer que nous ne sommes pas là pour nous amuser, mais pour créer avec sérieux et montrer qu’il est possible de vivre de l’art, et pas seulement d’en faire par passion. Je n’ai pas envie de faire de l’art pour vivre, je veux vivre pour faire de l’art.

Retrouvez le travail de Ashiko RATOVO sur VLFineArt ses espaces personnels. Les oeuvres de Ashiko RATOVO seront exposées lors de la prochaine édition de Art Shopping Paris au Carousel du Louvre du 16 au 19 octobre 2025.

Ngalula MAFWATA

Ngalula MAFWATA is the founder of Mayì-Arts.

https://www.mayiarts.com
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