Au-delà du Booth : la vision stratégique d’Africa Basel avec Benjamin Füglister, co-fondateur de la foire
Fondée par Benjamin Füglister et Sven Eisenhut-Hug, Africa Basel émerge comme une réponse opportune à un marché de l’art marqué par deux années consécutives de recul et une pression croissante sur les galeries, contraintes de concilier visibilité et durabilité. Prévue pour juin 2025, la première édition d’Africa Basel adopte un modèle plus restreint mais structuré de manière stratégique : une vingtaine de galeries conviées, sans stands traditionnels, avec une mise en avant du dialogue et de l’accessibilité. Dans cet entretien avec Mayi Arts, le cofondateur Benjamin Füglister partage la vision qui sous-tend Africa Basel et ses perspectives futures. Le projet entend prolonger les conversations autour d’un besoin croissant de plateformes à taille humaine, plus intentionnelles, qui privilégient la profondeur à l’échelle. Pour les galeries confrontées à la hausse des coûts et à des dynamiques de marché en mutation, Africa Basel représente à la fois un tournant stratégique et un pari audacieux : celui d’un engagement sincère avec l’écosystème de l’art africain sur la scène internationale.
Dans cet entretien, Benjamin Füglister partage la vision qui anime Africa Basel, dont la première édition est prévue pour juin 2025. Aux côtés de foires établies comme 1-54 et AKAA, Africa Basel propose un modèle différent, plus modeste par sa taille, mais résolument intentionnel. Elle marque à la fois un moment charnière et un défi audacieux : celui de s’engager de manière plus significative avec l’écosystème de l’art africain sur la scène internationale, dans un contexte de ralentissement des dynamiques économiques du marché de l’art mondial.
Africa Basel s’apprête à investir Bâle pour la première fois, du 18 au 22 juin 2025.
NGALULA MAFWATA : Qu’est-ce qui vous a inspiré à lancer Africa Basel, et en particulier à choisir un format plus restreint et ciblé ?
BENJAMIN FÜGLISTER : Les foires et grands événements peuvent vite devenir intenses, surtout pour les professionnels présents seulement quelques jours. Tout le monde essaie de rentabiliser au maximum un temps très limité : les visiteurs, les exposants, les collectionneurs, chacun fait de son mieux. Je suis né et j’ai grandi à Bâle, une ville dont l’identité est profondément liée à l’art, et plus encore aux foires d’art. Avec le temps, j’ai vu ces foires s’étendre et essaimer un peu partout dans le monde. La moitié des foires que nous connaissons aujourd’hui n’existaient même pas il y a dix ans. Quand nous avons envisagé de lancer Africa Basel, nous avons naturellement étudié un certain nombre de foires déjà établies, comme AKAA, 1-54, Untitled ou encore Art Basel Miami, où l’on peut voir jusqu’à 2 000 galeries exposer en l’espace d’une semaine. C’est impressionnant, mais en y entrant, on finit par se demander : tout cela est-il vraiment au service de qui ? Bien sûr, les galeries en profitent, ce sont avant tout des entreprises commerciales, et l’affluence permet souvent de conclure des ventes. Mais l’échelle et le rythme peuvent devenir excessifs. Pour toutes ces raisons, nous avons estimé qu’il était temps de recentrer les choses.
NGALULA MAFWATA : Est-ce que ce ralentissement ouvre aussi la voie à de nouveaux bénéfices, autant pour les galeries que pour les visiteurs ?
BENJAMIN FÜGLISTER : Avec Africa Basel, nous avons réduit au maximum : une vingtaine d’exposants seulement, un nombre que nous pouvons véritablement accompagner. D’un point de vue d’organisateur, une fois qu’on dépasse 40 exposants, il devient presque impossible de répondre aux besoins de chacun. C’est quelque chose que j’ai appris par expérience et à travers mes échanges avec des galeristes. Trop souvent, les foires promettent aux galeries un accès à des collectionneurs de haut niveau ou à des représentants d’institutions, mais lorsque les participants sont trop nombreux, l’attention se dilue. Avec moins d’exposants, il est réellement possible de faire le lien, de prendre le temps de présenter des collectionneurs sérieux à plus de galeries. C’est le cœur du projet Africa Basel.
Je ne dis pas que cela ralentira forcément le rythme : il y aura toujours des événements parallèles, des soirées, des plannings chargés. Mais une foire plus réduite, plus ciblée, est plus maîtrisable, plus à taille humaine. Et les risques sont moindres. Sur le plan économique, c’est plus durable : nous pouvons proposer des tarifs plus compétitifs et une expérience plus intimiste sans pour autant sacrifier la qualité.
NGALULA MAFWATA : Qu’est-ce que cela implique en termes de sélection et d’expérience pour les visiteurs ?
BENJAMIN FÜGLISTER : Les foires d’art affirment souvent qu’elles sont « curatées », mais cela reste très relatif. Au bout du compte, nous travaillons avec des entités commerciales qui viennent avant tout pour vendre. En tant que foire, c’est toujours une question d’équilibre : si vous conseillez à une galerie d’apporter certains types d’œuvres, et qu’au final rien ne se vend, qui en assume les conséquences ? L’exposant reste le client. Il paie pour son espace et son accès, donc il y a naturellement une limite à l’influence qu’on peut exercer. C’est pourquoi je préfère parler de conseil plutôt que de curation. À Africa Basel, nous n’avons pas de directeur artistique, mais un comité curatorial composé d’Azu Nwagbogu, Michèle Sandoz, Serge Tiroche et Greer Valley, qui ont participé au processus de sélection des galeries. Grâce à notre format volontairement réduit, nous avons pu prendre le temps d’engager de véritables échanges entre le comité et les galeries, bien en amont. Cela a rendu le processus de sélection plus fluide, plus naturel, on savait plus ou moins dès le départ quelles galeries allaient être retenues. Et encore une fois, cela n’est possible que lorsque l’on travaille à une échelle humaine.
Comité de sélection d’Africa Basel : Azu NWAGBOGU, Michèle SANDOZ, Serge TIROCHE et Greer VALLEY.
Crédits : Africa Basel
“En tant que foire, c’est toujours une question d’équilibre : si vous conseillez à une galerie d’apporter certains types d’œuvres, et qu’au final rien ne se vend, qui en assume les conséquences ? L’exposant reste le client. Il paie pour son espace et son accès, donc il y a naturellement une limite à l’influence qu’on peut exercer.”
La disposition de la foire reflète cette intention. Nous avons opté pour un concept d’espace ouvert, sans stands traditionnels, afin que l’ensemble ressemble davantage à une exposition qu’à une foire commerciale. Bien entendu, chaque galerie disposera de son propre espace, mais nous les avons encouragées à venir avec moins d’artistes, pour offrir une expérience plus réfléchie et agréable aux visiteurs.
Le lieu joue également un rôle essentiel : nous investissons un ancien complexe du XIVᵉ siècle, une ancienne imprimerie baignée de lumière naturelle, ce qui change complètement l’ambiance. Nous avons aussi prévu un espace accessible gratuitement, dédié aux performances et à la musique. Deux halls seront réservés aux galeries, et un troisième entièrement consacré aux conversations, qui sont au cœur de notre vision.
Les conférences et tables rondes se sont multipliées ces dernières années, notamment grâce à des foires comme 1-54, qui a grandement contribué à positionner l’art contemporain africain sur la scène mondiale. Mais trop souvent, ces échanges sont éphémères : ils ne sont ni enregistrés, ni accessibles après coup, et l’élan se perd. Nous voulons faire les choses autrement. Toutes les conversations à Africa Basel seront en accès libre et enregistrées de manière professionnelle. Nous prévoyons aussi de prolonger ces discussions après la foire, en collaborant avec d’autres lieux et événements pour faire vivre le dialogue dans la durée.
NGALULA MAFWATA : Africa Basel, vient enrichir un paysage encore restreint de plateformes dédiées à l’art contemporain africain, longtemps dominé par des acteurs majeurs comme 1-54 ou AKAA. En parallèle, on observe un changement de paradigme, alors que l’art africain s’intègre de plus en plus aux circuits globaux. Comment situez-vous Africa Basel dans cette dynamique en transformation ?
BENJAMIN FÜGLISTER : Eh bien, rien qu’en créant une foire d’art « dédiée à l’Afrique », on commet déjà pas mal d’erreurs. Rires. D’un côté, on crée une plateforme indispensable pour des artistes et galeries sous-représentés. Mais de l’autre, on risque d’isoler ce que l’on veut justement valoriser, en suggérant qu’il existe un monde à part pour l’Afrique. La vraie question c’est : est-ce qu’on doit vraiment continuer à traiter l’Afrique séparément ? La réalité, c’est que la densité du marché de l’art sur le continent africain n’est pas encore comparable à celle de l’Amérique du Nord, de l’Europe ou de l’Asie. Les infrastructures notamment en termes de galeries commerciales restent limitées. Pour que cela évolue, il faut d’abord un renforcement de l’économie locale. C’est là que des plateformes comme Africa Basel ou 1-54 sont importantes : elles participent à la mise en visibilité et à la croissance à long terme de l’écosystème artistique africain.
NGALULA MAFWATA : On entend de plus en plus parler du « Sud global », tandis que les grandes maisons de ventes ferment leurs départements régionaux pour réorganiser leurs offres selon des périodes. Est-ce, selon vous, un simple jeu sémantique ou le signe d’un tournant plus profond dans le marché de l’art ?
BENJAMIN FÜGLISTER : Le terme « Sud global », soyons honnêtes, c’est une étiquette inventée par le Nord global. Je doute que les populations concernées se définissent elles-mêmes de cette manière. C’est un terme bien intentionné, qui peut effectivement ouvrir certaines portes vers plus d’inclusion. Mais d’une certaine façon, il est déjà en train de devenir obsolète. On parle quand même ici de la majorité de la population mondiale. Et pourtant, quand on se retrouve à Paris, Bâle, Londres ou New York, on continue à se penser comme la norme. Il n’est probablement pas juste que ce soit nous qui définissions le reste du monde à notre façon.
On ne peut pas fixer un prix pour son marché local et un prix différent pour la même œuvre dans une foire internationale, cela nuit à la crédibilité, et c’est un savoir qui circule vite parmi les collectionneurs globaux, peu friands de ce genre de disparités.
Benjamin FÜGLISTER, Africa Basel
NGALULA MAFWATA : Les foires restent l’espace privilégié pour découvrir de nouveaux artistes émergents. Même si vous intervenez en tant que comité consultatif, peut-on s’attendre à plus de nouveautés à Africa Basel ?
BENJAMIN FÜGLISTER : C’est un mélange : il y a des galeries nouvelles et des galeries établies, des galeries africaines et non-africaines, des artistes reconnus et des artistes émergents. L’idée est de créer un environnement où les collectionneurs peuvent découvrir de nouvelles choses, et ne pas retrouver ce qu’ils ont déjà vu à 1-54, Art Basel ou AKAA par exemple. Pour les galeries, il faut aussi inclure des artistes établis, bien sûr, pour des raisons commerciales, par opposition aux jeunes artistes. C’est intéressant, et cela me fait penser qu’il faut aussi considérer l’économie de l’art à l’échelle mondiale. Oui, Africa Basel est plus abordable comparée à beaucoup d’autres foires, mais nous opérons toujours dans une économie suisse — rires — ce qui signifie que les galeries chercheront probablement à pratiquer des tarifs élevés.
Cela crée une dynamique de prix délicate pour les galeries venant de régions à économie plus faible. On ne peut pas fixer un prix pour son marché local et un prix différent pour la même œuvre dans une foire internationale, cela nuit à la crédibilité, et c’est un savoir qui circule vite parmi les collectionneurs globaux, peu friands de ce genre de disparités. Pourtant, cette problématique revient souvent dans le contexte des marchés d’art africains, et c’est un défi que nous devons tous apprendre à gérer avec davantage de conscience.
“La réalité, c’est que la densité du marché de l’art sur le continent africain n’est pas encore comparable à celle de l’Amérique du Nord, de l’Europe ou de l’Asie. Les infrastructures notamment en termes de galeries commerciales restent limitées. Pour que cela évolue, il faut d’abord un renforcement de l’économie locale.”
NGALULA MAFWATA : Avez-vous observé des tendances notables dans les candidatures ou sur le marché de l’art actuel ?
BENJAMIN FÜGLISTER : Le textile et les tissus restent définitivement tendance, on en voit beaucoup dans les candidatures. La céramique aussi gagne en popularité, c’est quelque chose que j’ai personnellement remarqué se développer de plus en plus. Art Basel est la foire d’art par excellence, tout le monde est en ville pour elle, et elle influence ce qui est montré.
Cependant, il ne faut pas sous-estimer le marché local suisse. L’économie ici est très stable. Chaque kinésithérapeute, s’il le souhaite, peut s’offrir une œuvre à cinq mille dollars environ, qui est à peu près le prix d’entrée moyen. Ajoutez à cela que les logements suisses sont souvent plus petits que, par exemple, ceux de Miami, et ces facteurs influencent réellement ce que les galeries choisissent d’exposer. À Miami, par exemple, vous aurez plus tendance à présenter des pièces audacieuses et colorées, contrairement à ici.
Pour Africa Basel, nous avons aussi déconseillé un trop grand nombre de peintures figuratives, c’est un peu saturé en ce moment. Il y en a tellement en circulation actuellement, et nous voulions encourager les exposants à envisager un langage visuel plus large.
AFRICA BASEL CONTEMPORARY AFRICAN ART FAIR, LA SELECTION DE MAYÌ-ARTS :
NGALULA MAFWATA : Comment s’engager et apprécier l’art de manière intentionnelle et significative ?
BENJAMIN FÜGLISTER : Je pense qu’il est important de s’y mettre, surtout pour les jeunes publics qui ne collectionnent pas encore. Il s’agit souvent de faire ce tout premier pas : acheter sa première œuvre à un prix accessible, lui donner une vraie place chez soi, inviter des gens — pas pour se montrer, mais pour vivre avec l’œuvre, la partager. C’est comme ça que tout commence. Cela me rappelle Ernst Beyeler, fondateur de la Fondation Beyeler et l’un des fondateurs originaux d’Art Basel, qui avait cette habitude : quand il aimait un artiste, il achetait deux œuvres — une pour lui, et une autre qu’il était prêt à vendre. Il accrochait la deuxième dans un endroit visible, comme la salle à manger. Quand des amis venaient, ils la voyaient, s’y intéressaient, et parfois quelqu’un finissait par l’acheter. C’est ainsi qu’il soutenait les artistes, diffusait leur travail et a en fait lancé sa première galerie. C’était organique, social et même stratégique, d’une manière très humaine.
Africa Basel se tiendra du 18 au 22 juin 2025, au 19/21 St. Johannsvorstadt, 4056 Bâle, Suisse.
Site web : www.africabasel.com
Galeries et Exposants : LIS10 Gallery Hong Kong, MCC Gallery, Galerie Dix9, October Gallery, The African Art Hub, Nubuke Foundation, Modzi Arts Gallery, Africa First, Galerie Le Sud, First Floor Gallery Harare, AKKA Project, Gallery Brulhart, UNX Art, TGM Gallery, La Galerie 38, Gallery Soview, Circle Art Gallery