À la découverte du marché de l’art à Nairobi : entretien avec Thaddeus Wamukoya (Thadde TEWA), fondateur de TewasArt & Patrons

Dans une ville où l’art sert souvent davantage de marqueur social que de vision, le galeriste Thaddeus défie les collectionneurs de Nairobi à penser sur le long terme, à investir de manière intentionnelle et à soutenir l’avenir créatif de l’Afrique de l’Est. On ressent dans ses mots passion, audace et une franchise chaleureuse. Fondateur de la galerie TewasArt & Patrons, basée à Nairobi depuis 2019, Thaddeus est depuis neuf ans une figure de rempart de la capitale kényane, organisant sans relâche des expositions, principalement consacrées aux artistes est-africains, avec la même détermination qu’au premier jour. Dans cet entretien avec Mayì Arts, Tewa livre un regard sincère sur le marché de l’art est-africain, ses défis et sa vision pour l’avenir. L’art est sa vocation, même si, de son propre aveu, ce n’est pas forcément une voie qu’il recommanderait, confie-t-il, sourire aux lèvres.

Thaddeus Wamukoya (Tewa), propriétaire de la galerie TewasArt & Patrons et de la plateforme en ligne TewasAfrica

NAIROBI - Dans cet entretien, nous rencontrons Thaddeus Wamukoya (Tewa), propriétaire de la galerie TewaArt & Patrons et de la plateforme en ligne TewasAfrica, pour discuter de l’état du marché de l’art à Nairobi, alors qu’il se prépare pour son prochain événement, une rencontre autour de l’art contemporain : Emerging African Voices. L’initiative vise à mobiliser le soutien d’organisations et d’entreprises locales, principalement pour lancer un programme de résidence d’artistes, un prix d’art et un espace physique d’ici 2026. Fier ambassadeur et pionnier, Tewa revient sur près d’une décennie de parcours au sein du marché de l’art est-africain.


Ngalula MAFWATA : Comment décririez-vous l’état du marché de l’art à Nairobi aujourd’hui, et quelles tendances avez-vous observées chez les collectionneurs ?

Thadde TEWA : Nairobi présente que quelques véritables collectionneurs qui consacrent une partie de leurs ressources à la constitution d’une collection. Toutefois, leur démarche est souvent davantage motivée par l’effet de mode que par une vision à long terme. Par exemple, certaines institutions financières ont récemment commencé à acquérir des œuvres, mais leurs choix sont largement dictés par des politiques d’entreprise. Elles privilégient les artistes déjà établis, confiantes que ces œuvres conserveront leur valeur et pourront être revendues aux enchères si nécessaire.

Dans mes catalogues, les artistes que je représente sont souvent au début de leur carrière — moins de cinq ans de pratique — mais déjà dotés d’un talent exceptionnel, d’un véritable don, même s’ils ne sont pas encore pleinement reconnus. La plupart de ces collectionneurs institutionnels à Nairobi connaissent ma plateforme ; ils assistent à mes expositions ou reçoivent mes catalogues, mais achètent rarement. Or, si l’on considère l’art comme un investissement, il faut savoir repérer les talents prometteurs et commencer à acheter ceux qui ont le potentiel de devenir de grands artistes dans les dix prochaines années.

Bien qu’enthousiaste tout au long de notre échange, Tewa reste catégorique : comme dans plusieurs villes africaines, les principaux problèmes liés au marché et à son expansion économique tiennent davantage à sa structuration et aux acteurs impliqués qu’à l’art en lui-même. Il partage ainsi sa frustration :

« Je crois que ce qui manque le plus à Nairobi, c’est un véritable mécénat artistique, en particulier de la part des entreprises qui détiennent le véritable pouvoir financier. Le mécénat ne devrait pas se limiter à l’achat d’œuvres — il devrait impliquer une implication plus profonde dans la scène locale et un engagement à soutenir les artistes et les acteurs clés avec des solutions concrètes. 

À l’heure actuelle, Nairobi compte très peu d’espaces d’art ou d’exposition abordables que des commissaires indépendants comme moi peuvent louer, et même les studios existants sont souvent loin des standards professionnels. Ce dont nous avons urgemment besoin, ce sont de nouvelles fondations artistiques et davantage d’espaces d’exposition publics, idéalement soutenus par des entreprises de premier plan comme Safaricom et par des institutions financières. Bien qu’il y ait un intérêt manifeste et quelques initiatives, l’investissement dans les arts reste limité. Avec un soutien stratégique de ces acteurs majeurs, le rêve de voir naître une foire d’art internationalement reconnue à Nairobi pourrait réellement devenir une réalité. 

En tant que commissaire indépendant, je me suis appuyé sur un petit cercle de collectionneurs à Nairobi, Mombasa, Zanzibar, aux États-Unis et en France. Mais cela ne suffit plus. J’ai atteint un stade où la question de la durabilité est devenue cruciale. La question pressante est donc : comment soutenir cette vision au-delà des ventes d’art, qui ont considérablement chuté ces dernières années ? C’est la raison pour laquelle j’organise mon prochain événement, A Contemporary Art Affair: Emerging African Voices, le 30 août à l’hôtel Trademark. L’objectif est d’attirer le bon public corporate et de lancer une conversation significative sur l’avenir de l’art contemporain africain. »


Ngalula MAFWATA : Comment l’écosystème artistique de Nairobi peut-il développer une culture de mécénat intentionnel et d’investissement à long terme, où collectionneurs et institutions soutiennent l’infrastructure et la croissance des artistes plutôt que de se concentrer uniquement sur des retours à court terme ?

Thadde TEWA : Je plaide depuis longtemps pour que les collectionneurs existants soient plus intentionnels dans leur manière de soutenir l’investissement. Quand on observe des marchés plus solides en Afrique de l’Ouest, comme à Lagos, on constate une véritable culture du mécénat, avec des collectionneurs qui investissent dans des infrastructures qui font encore défaut à Nairobi. Beaucoup d’artistes ici n’ont pas d’ateliers adaptés et sont souvent contraints de travailler depuis leur domicile.

Si les collectionneurs, et même les institutions financières, orientaient plus consciemment leurs fonds vers des initiatives nobles qui soutiennent réellement les artistes, l’écosystème serait beaucoup plus fort. Actuellement, il existe un décalage important entre mécénat, collection et investissement. Trop souvent, les collectionneurs achètent de l’art avec en ligne de mire le marché secondaire, plutôt que dans une logique de soutien à long terme. À mes yeux, cette vision court-termiste empêche toute croissance réelle du marché.

Par exemple, j’ai organisé des expositions dans un centre commercial. Les propriétaires reconnaissent ma contribution, mais continuent d’exiger davantage de moi et des artistes que je présente, alors que nous peinons à couvrir nos frais. Dans le même temps, il y a peu d’intérêt de leur part à explorer la manière dont leur centre commercial pourrait gagner en visibilité internationale grâce à un investissement dans l’art contemporain.

La principale raison pour laquelle je continue d’exposer là-bas est la commodité : l’espace permet d’accéder aux expatriés et aux touristes, qui restent les plus grands consommateurs d’art contemporain. Toutefois, si les entreprises étaient plus intentionnelles dans leurs investissements dans la scène artistique locale — en créant par exemple une fondation d’art ou un espace dédié au sein de leurs complexes, et en promouvant activement des événements — l’impact serait réel. Pour l’instant, cependant, nous devons nous débrouiller seuls.

Je plaide depuis longtemps pour que les collectionneurs existants soient plus intentionnels dans leur manière de soutenir l’investissement. Quand on observe des marchés plus solides en Afrique de l’Ouest, comme à Lagos, on constate une véritable culture du mécénat, avec des collectionneurs qui investissent dans des infrastructures qui font encore défaut à Nairobi.
— Thaddeus WAMUKOYA (Tewa)

Faire grandir son entreprise dans un marché sous tension


Ngalula MAFWATA : Sans soutien, comme vous le mentionnez, qui fait fonctionner ce marché ?

Thadde TEWA : La scène artistique de Nairobi survit grâce au soutien de quelques collectionneurs ou institutions indépendants. Et être en « mode survie » est une situation très dangereuse. Lorsque je fais une vente avec, par exemple, une commission de 35 %, cet argent part directement dans les frais : le loyer de l’espace, mes déplacements vers l’exposition, les honoraires de mon assistant, la facture DHL et le dédouanement pour l’acheminement d’œuvres d’artistes internationaux. À la fin du processus, il me reste au mieux 10 % ou rien du tout pour moi. C’est un cycle permanent ; il n’y a jamais vraiment de jour où je peux dire : « J’ai gagné de l’argent, allons en vacances. » Et si jamais je le fais, c’est probablement grâce à mon autre travail dans le conseil. Quatre-vingts pour cent de ce que je gagne avec une exposition est immédiatement réinjecté dans le budget de production de la suivante. Dans un marché plus sain, cela ne devrait pas être le cas. Dans d’autres industries, comme la musique, il existe une véritable culture du sponsoring et du soutien financier, ce qui n’est pas vraiment le cas dans le monde de l’art ici.

Au fil de la conversation, la question de la motivation surgit naturellement : qu’est-ce qui pousse Tewa à continuer malgré si peu de soutien externe ? Il est parfaitement conscient des difficultés et ne les esquive jamais. Au contraire, il met souvent en garde ceux qui manifestent l’envie d’entrer dans le monde de l’art en tant que galeristes ou commissaires, en leur rappelant les défis inhérents à ce milieu.

« Les gens se demandent souvent pourquoi je soutiens des artistes émergents à mes propres frais. Tous ceux qui viennent à mes expositions en disant qu’ils veulent devenir commissaires ou ouvrir une galerie, ils envisagent généralement cela comme un moyen de gagner de l’argent. Je leur dis : si vous avez de l’argent à investir, ne le mettez pas dans une galerie, commencez plutôt une collection d’art — parce qu’honnêtement, cela ne génère pas d’argent. Il faut vraiment être passionné. Peut-être que c’est un investissement qui ne portera ses fruits que dans dix ans. »

« Les galeristes et commissaires font énormément d’efforts pour générer des ventes pour les artistes, même si cela n’est pas toujours visible pour eux. Ne me considérez pas comme quelqu’un qui se sacrifie pour les artistes — parfois, ils pensent qu’ils m’aident, mais en réalité, nous avons besoin les uns des autres pour que le marché survive. La vérité, c’est qu’il peut y avoir des tensions entre artistes, galeries et commissaires à Nairobi, surtout à cause des attentes placées sur les marchands, censés garantir des ventes. Parfois, quand j’organise une exposition et que rien ne se vend, les artistes reviennent récupérer leurs œuvres, déçus. D’autres ne prennent même pas la peine de revenir, comme s’ils s’attendaient encore à ce que je leur annonce que leurs pièces ont finalement trouvé preneur. »

Tous ceux qui viennent à mes expositions en disant qu’ils veulent devenir commissaires ou ouvrir une galerie, ils envisagent généralement cela comme un moyen de gagner de l’argent. Je leur dis : si vous avez de l’argent à investir, ne le mettez pas dans une galerie, commencez plutôt une collection d’art — parce qu’honnêtement, cela ne génère pas d’argent.
— Thaddeus WAMUKOYA (Tewa)

Exclusif ou pas ?


L’exclusivité est un sujet discret dans le monde de l’art, qui suscite des avis très variés parmi les professionnels. Certains la considèrent comme limitante, tandis que d’autres la voient comme une étape nécessaire pour structurer la carrière d’un artiste. Selon Tewa, utilisée de manière stratégique, l’exclusivité peut devenir un levier puissant pour développer la créativité d’un artiste.


« La plupart des galeries à Nairobi exigent l’exclusivité des artistes afin de contrôler les prix ou leur part de marché. Selon moi, l’exclusivité fonctionne, mais cela dépend du niveau de l’artiste et de l’importance des ressources engagées. Par exemple, les artistes établis, déjà connus et dont les œuvres se situent dans une gamme de prix élevée, peuvent, pour mieux contrôler leurs tarifs et simplifier leur travail, avoir besoin d’un meilleur contrat de représentation. Cela signifie collaborer avec des galeries capables de gérer les frais de transport, de dédouanement et de loyer, toutes ces dépenses permettant à l’artiste de percevoir une part importante des ventes. Dans ce cas, l’exclusivité a du sens plutôt que de travailler avec trois ou quatre galeries. Un artiste comme Kaloki Nyamai, avec son niveau de pratique et son agenda chargé, ne peut pas se permettre de participer à toutes les foires d’art. Cela demande beaucoup de ressources ; opter pour l’exclusivité avec une grande galerie est donc logique et lui permet de se concentrer sereinement sur sa production. L’exclusivité fonctionne donc pour un artiste disposant déjà d’un marché.

Nairobi est différente. Il y a beaucoup de barrières à l’entrée et certaines galeries contrôlent les artistes, les traitant comme des propriétés, sans notion de concurrence. Mais si l’on veut traiter un artiste comme une propriété, alors il faut lui offrir un vrai soutien et des ressources conséquentes. Ici, j’ai compris que tout tourne autour du contrôle, et dès que l’on commence à parler d’investissements sérieux dans la carrière de l’artiste, il n’y a plus personne. »

TewasArt Gallery


Ngalula MAFWATA : Qu’en est-il des artistes débutants ?

Thadde TEWA : Pour un artiste qui débute, je recommande plutôt de collaborer avec différentes galeries et commissaires, tant à l’international qu’au niveau local, de se construire une marque et une notoriété, et de vendre ses œuvres en ligne ou via d’autres plateformes. Je ne conseillerais pas de commencer par l’exclusivité. Les galeries finissent par les laisser un peu à l’abandon, sans réellement investir dans leurs projets. Avec un peu de chance, certains auront une exposition solo dans l’année où ils peuvent gagner de l’argent, mais ensuite, ils retournent à la situation normale.

À mon avis, l’exclusivité est surtout une stratégie pour les galeries afin de maximiser leurs profits. Si une galerie conserve dix artistes en exclusivité, à la fin, elle gagne toujours plus d’argent que les artistes eux-mêmes. Si les galeries considéraient leurs relations avec les artistes comme des relations organiques, les choses fonctionneraient mieux. Cependant, la plupart des galeries ici sont à sens unique et placent les artistes dans des contrats souvent exploitants, alors que ce sont les artistes qui doivent investir beaucoup d’argent dans leur pratique.

Saisir l’occasion, perdre l’opportunité

Ngalula MAFWATA : Revenons un peu en arrière, comment êtes-vous entré dans le monde de l’art ? Était-ce une vocation ?

Thadde TEWA : À l’origine, je ne me voyais pas du tout comme galeriste ou marchand d’art. J’ai grandi dans l’ouest du Kenya, à huit à dix heures de route de Nairobi, dans une petite ville semi-rurale sans aucun bagage artistique. Les galeries et la vente d’art me semblaient très éloignées. Je suis arrivé à Nairobi dans le cadre d’un programme gouvernemental pour étudier la psychologie, la sociologie et les relations publiques, mais la survie passait avant tout. Il fallait que je travaille pour payer mon loyer, en jonglant entre les cours et de petits emplois, notamment dans le studio de graphisme d’un ami.

J’ai commencé par du bénévolat dans des ateliers d’artistes, ce qui m’a conduit aux galeries. Encore étudiant, j’ai proposé un atelier pour enfants à l’une des galeries que je fréquentais, et peu après, j’ai été embauché comme assistant de galerie. En trois mois, j’ai augmenté les ventes et attiré davantage d’artistes, ce qui m’a valu un poste à plein temps. Il est devenu impossible de concilier cela avec l’université. Il a fallu que je me fasse une « réunion avec moi-même » pour décider ce que je voulais vraiment faire. Après cette réflexion, j’ai choisi de m’engager pleinement dans l’art. J’ai quitté l’université et décidé de me consacrer au métier d’art.

C’était ma chance de développer mon réseau, d’apprendre sur le terrain, de lire abondamment sur l’art et d’appliquer mes idées en pratique. Je suis resté trois ans, passant d’assistant de galerie à manager. J’ai alors remarqué des tendances coloniales sur le marché : les collectionneurs, principalement des Britanniques installés au Kenya, privilégiaient les artistes établis et une curation conservatrice. Je voulais explorer au-delà de cela.

Au cours de ses premières années dans le métier, Thadde se forge une réputation, vend régulièrement à des collectionneurs et gagne en reconnaissance auprès de ses pairs, allant même jusqu’à vendre à l’ancienne Première Dame, Margaret Kenyatta. Son esprit et son enthousiasme naturel lui permettent de créer des liens solides avec les collectionneurs et les artistes. Il ne tarde pas à envisager sa prochaine étape.

 “The whole art business is based on trust”



Ngalula MAFWATA : Comment ont été les débuts de votre entreprise ?

Thadde TEWA : J’ai lancé TewasArt & Patrons en mars 2019, sans aucun soutien financier. Quand j’y repense, c’était complètement fou. Mon ancien patron l’a pris comme une offense, et j’ai presque été mis au ban. À Nairobi, il y a trois galeries principales qui sont très bien connectées entre elles, puis quelques autres plus ouvertes d’esprit. À cette époque, mon nom est apparu sur le radar parce que je lançais mon entreprise ; c’était la première fois qu’une personne de mon profil faisait quelque chose comme ça. Certains ont essayé de compliquer les choses, décourageant les artistes de travailler avec moi sous peine de rompre leurs contrats. Il était difficile de convaincre les artistes de me confier leurs œuvres.

Mais je suis du genre à voir les défis comme des opportunités de croissance. Cela m’a poussé à me tourner vers les artistes émergents qui n’étaient pas encore dans le circuit. Je me rendais à Kampala, je rencontrais de nouveaux artistes, découvrais leur travail et les promouvais dans mes catalogues. J’ai réussi à développer une niche d’artistes et suis arrivé à un point où les artistes qui, au début, avaient peur d’être blacklistés en travaillant avec moi sont désormais ceux qui viennent me chercher.

Thaddeus Wamukoya (Tewa), propriétaire de la galerie TewasArt & Patrons et de la plateforme en ligne TewasAfrica


Ngalula MAFWATA : Quelles sont vos prochaines étapes pour accroître votre visibilité sur le marché ?

Thadde TEWA : En travaillant d’abord pour d’autres puis pour moi-même, j’ai appris que Nairobi, en tant que marché, a beaucoup de potentiel, mais qu’il est nécessaire d’éduquer le public sur l’importance du mécénat et du soutien aux initiatives existantes. Les Nairobiens disposent de ressources considérables, mais tout est une question de priorités. Ils investissent facilement dans des maisons, des voitures ou des piscines, mais souvent, ils hésitent dès qu’il s’agit d’art.

Je souhaite être un exemple pour mes pairs dans les arts et au-delà, en montrant que le changement commence par des décisions individuelles. Mon objectif est de faire évoluer le récit autour de la manière dont les artistes africains sont traités dans ces espaces. C’est risqué, car cela implique souvent d’être constamment occupé, connecté en ligne en permanence, à promouvoir et inciter les gens à s’engager auprès des artistes. Je pensais autrefois que personne ne suivait ce que je faisais, jusqu’à ce que je commence à organiser des expositions et à recevoir des retours sur les histoires que je publie. Il m’a fallu deux à trois ans pour réaliser que les gens faisaient réellement attention.

Changer les perspectives et représentation


Ngalula MAFWATA : Comment voyez-vous votre rôle en tant que galeriste de nouvelle génération à Nairobi ?

Thadde TEWA : Il fut un temps où je livrais moi-même des tableaux et un client m’a dit : « Transmettez mes salutations à Tewa », et j’ai répondu : « Je suis Tewa. » La surprise sur son visage était inoubliable ; il avait supposé que j’étais un homme blanc dans la cinquantaine, comme la plupart des galeristes à Nairobi sont perçus. Cela m’a rappelé que je représente une nouvelle génération de galeristes : les nouveaux galeristes sont dynamiques, ouverts d’esprit et utilisent la technologie pour créer des plateformes où les artistes peuvent s’exprimer librement sur leurs défis, ce qui est rare à Nairobi.

Les artistes discutent rarement des contrats, des finances ou de leurs difficultés ; ils affichent un visage courageux, comme des super-héros. J’entretiens une relation intéressante avec plusieurs collectifs d’artistes, comme sept artistes avec lesquels j’ai collaboré et que j’ai soutenus précédemment. Chaque fois que nous nous rencontrons, nous pouvons tout discuter sans filtres. Créer des espaces comme celui-ci peut servir de thérapie, permettant aux artistes de partager ce qu’ils gardent souvent pour eux.

Il existe une idée reçue selon laquelle un commissaire local comme moi ne serait pas capable de gérer une galerie comme le ferait un Blanc. Cela provient du contrôle excessif exercé sur le marché de la ville. Même les artistes établis s’y confrontent parfois. Peut-être qu’ils ont eu une mauvaise expérience avec un galeriste local et utilisent cette information pour discréditer tout jeune galeriste auprès d’autres commissaires. Aujourd’hui, mon histoire serait différente, car j’ai déjà traversé cette zone à risque.

Les nouveaux galeristes sont dynamiques, ouverts d’esprit et utilisent la technologie pour créer des plateformes où les artistes peuvent s’exprimer librement sur leurs défis, ce qui est rare à Nairobi. Les artistes discutent rarement des contrats, des finances ou de leurs difficultés ; ils affichent un visage courageux, comme des super-héros.
— Thaddeus WAMUKOYA (Tewa)

Je conçois TewasArt Africa comme un espace de conversations à impact, où les artistes peuvent discuter ouvertement de ce qui leur importe. Mon objectif dépasse la simple plateforme commerciale de vente ou de gestion des enchères : je veux que les artistes posent des questions sur les commissions, l’usage des fonds et d’autres problématiques concrètes.

Les galeristes précédents à Nairobi évitaient souvent ces discussions, ou renvoyaient même les œuvres si trop de questions étaient posées. Pour construire un environnement et un business durables, il est crucial de créer une plateforme où ces échanges peuvent avoir lieu. On peut y aborder des sujets tels que les visas, l’accès aux marchés ou encore les œuvres bloquées—un sujet majeur. Je constate cela dans des marchés plus structurés comme en Afrique de l’Ouest, où les foires d’art organisent des forums pour discuter ouvertement de questions telles que le racisme, les arts noirs ou la théorie. À Nairobi, ces conversations restent souvent chuchotées ; peu de personnes ont le courage de les aborder publiquement ou de citer des noms. J’ai accès à une grande quantité d’informations provenant d’ateliers et de collectionneurs, ce qui me donne la confiance nécessaire pour promouvoir mon récit tout en valorisant l’art est-africain à l’échelle mondiale. Tout ce que je fais possède puissance et résonance.

TewaArt & Patrons gallery

Ngalula MAFWATA : Quels sont selon vous les zones grises du marché de l’art à Nairobi ?

Thadde TEWA : À Nairobi, la scène artistique est dynamique avec des vernissages toutes les deux semaines, mais le marché n’est pas très actif et dépend surtout des ventes internationales. Il faut souvent des mois pour concrétiser une vente locale. Je réfléchis à comment changer le cadre de la représentation des artistes et du rôle des agents afin de rendre les œuvres plus accessibles. Beaucoup travaillent directement avec les galeries sans soutien ni accompagnement. Il est important d’éduquer les artistes sur la nécessité d’avoir un contrat avec la galerie, mais aussi un agent ou un défenseur de leur art, afin d’éviter les problèmes contractuels.

Je ne suis pas un saint. Mais dans certaines pratiques, les artistes restent à la merci des promesses parfois vaines des galeries. J’essaie de mieux comprendre le modèle afin de pouvoir investir dans l’avenir. Je propose davantage à Nairobi. Que je veuille me limiter au titre de « commissaire » ou non, certaines responsabilités dépassent ce rôle, car le marché n’est pas encore à un niveau où l’on peut dire que l’on fait seulement cela. Il n’y a jamais qu’une seule fonction dans ce métier.

Ngalula MAFWATA : Avez-vous rencontré des obstacles en chemin ?

Thadde TEWA : La plupart des artistes à Nairobi ne considèrent pas leur art comme un actif ou un capital ; ils le voient comme un moyen de survie pour régler leurs problèmes immédiats, comme payer des factures, et acceptent le premier paiement proposé par les galeries. Ma mission avec TewasArt & Patrons est d’expliquer aux artistes que, pour que je puisse vendre leur peinture, il me faut au moins six mois. Les premiers mois, je les consacre à comprendre l’artiste, son atelier, ses besoins, l’histoire de ses œuvres et son parcours, pour construire un récit authentique. Il faut que ce soit organique pour que cela fonctionne.

Si les galeries considéraient leurs relations avec les artistes comme des relations organiques, tout fonctionnerait mieux. Mais la plupart des galeries ici sont unilatérales et imposent des contrats aux artistes, alors que ces derniers investissent beaucoup dans leur pratique. En raison du manque d’espace physique et d’autres contraintes locales, j’ai parfois trouvé plus facile de travailler avec des artistes internationaux — Éthiopiens, Soudanais — qu’avec des Kenyans. Ces derniers sont avides d’opportunités et comprennent la logique d’investir ensemble dans une exposition, par exemple. Néanmoins, mes publications et expositions ont mis en lumière certains artistes émergents kenyans, qui ont ensuite signé avec les principales galeries. Une fois qu’ils signent avec elles, il devient souvent difficile de collaborer, tout dépend donc des contrats.

Ngalula MAFWATA : Vous avez été à la fois stratégique et intuitif pour mettre en place votre galerie et saisir des opportunités. Comment percevez-vous votre évolution dans ce parcours ?

Thadde TEWA : Actuellement, je me concentre davantage sur la levée de fonds et la construction de soutien. Cela implique d’être intentionnel dans le financement, de créer des connexions internationales et de participer à des foires d’art. Par exemple, en 2021, j’ai présenté des artistes lors d’une foire à Miami. En raison de problèmes de voyage et de visa, je n’ai pas pu y assister, ce qui m’a fait manquer certaines opportunités et rendre difficile la récupération de certaines œuvres. Envoyer des peintures à l’étranger est risqué, et les artistes n’apprécient pas toujours pleinement l’effort requis. Pour l’instant, je prends du recul par rapport à la prise de risques constante pour concentrer mes efforts sur la construction de ressources, afin de pouvoir voyager et me présenter correctement lors d’une foire.

C’est toujours gratifiant de voir que les gens reconnaissent la valeur de votre travail et souhaitent y prendre part. J’écris également davantage sur ce que je fais, je m’engage avec plus de mécènes et j’envisage des collaborations avec des personnes comme vous, ainsi qu’avec d’autres artistes.

Au fil des années, Tewa est devenu le point de référence pour les visiteurs venant d’Afrique ou d’Occident lorsqu’ils se trouvent à Nairobi, Lamu ou ailleurs au Kenya. Malgré sa jeunesse et sa vision avant-gardiste, le galeriste observe certaines stagnations sur le marché local :

« J’ai remarqué que le business des galeries se résume souvent à quelqu’un qui a les ressources, achète de l’art et revend avec une plus-value. Mais concernant les valeurs fondamentales de la gestion d’une galerie, beaucoup restent détachés des artistes. Tant que l’on considère que l’art est un business extrêmement commercial comme l’immobilier, on se trompe. C’est avant tout émotionnel. Même sans ressources, la vision doit vous porter. Il y a cinq ans, je n’aurais jamais imaginé interviewer et collaborer avec des artistes comme Wole Languju. Pour moi, c’est incroyable. Quand quelqu’un se dit galeriste, il est soit privilégié — financièrement mais aussi socialement, avec un accès à des fondateurs et institutions —, soit il apporte de la valeur. Wole Languju m’a fait une remarque pertinente récemment : le marché africain de l’art est stagnant à cause de ces institutions, qui disposent pourtant des ressources mais ne les investissent pas dans des projets significatifs ou pertinents. Cela semble plus performatif que réel. »

Thaddeus Wamukoya (Tewa), propriétaire de la galerie TewasArt & Patrons et de la plateforme en ligne TewasAfrica

Ngalula MAFWATA : Quel lien entretenez-vous avec ces institutions ?

Thadde TEWA : Certaines de ces institutions m’ont approché ou m’ont recommandé, mais je n’ai pas encore reçu de retours positifs. À mon avis, elles savent déjà qui elles vont soutenir et intégrer dans leurs programmes, mais il faut tout de même postuler. Quoi qu’il en soit, je prends toujours un moment pour me rappeler pourquoi je suis ici, pourquoi je fais ce que je fais et pourquoi je participe à ces espaces. Il est très facile de l’oublier, surtout quand l’argent entre en jeu. Mon activité restera organique et se développera de cette manière, grâce à des modèles de financement alternatifs. C’est à la fois un défi et une source de satisfaction. Les petites victoires me confirment que je suis sur la bonne voie.

Malgré les nombreux défis et les luttes souvent silencieuses, où certaines décisions peuvent sembler injustes ou incertaines sur le moment, Tewa garde une vision positive de son parcours et du marché, se positionnant comme un ambassadeur et un pionnier de l’Afrique de l’Est vers le monde.

Thadde TEWA : Le marché de l’art est-africain suscite de grandes attentes. Les artistes d’Éthiopie, du Soudan ou d’Ouganda considèrent souvent Nairobi comme un hub régional. La ville pourrait accueillir un ou plusieurs salons d’art de niveau international. Traditionnellement, le modèle de galerie était assez fermé : pour construire une carrière, il fallait souvent travailler avec certains marchands précis. Aujourd’hui, le marché est plus ouvert et les artistes peuvent vendre en ligne, mais le système de soutien reste insuffisant. Ma vision est de rassembler les bons acteurs et de lancer plus d’un salon d’art de norme internationale dans la région. Cela peut commencer petit et se développer au fil des années. Au-delà de cela, il faut quelqu’un qui veille activement sur ces artistes. L’objectif reste de rester en avance et de bâtir un système qui soutienne réellement le talent créatif.

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Ngalula MAFWATA

Ngalula MAFWATA is the founder of Mayì-Arts.

https://www.mayiarts.com
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